Reportage réalisé au large des côtes libyennes en janvier 2017 à bord de l'Aquarius, bateau affrété par SOS Méditerranée, une association humanitaire indépendante de tout parti politique et de toute confession, qui se fonde sur le respect de l’homme et de sa dignité, quelle que soit sa nationalité, son origine, son appartenance sociale, religieuse, politique ou ethnique. une initiative de citoyens qui mobilisent des compétences professionnelles variées (maritimes, humanitaires, médicales, juridiques etc.) afin d’organiser le sauvetage des migrants en détresse dans la mer Méditerranée, de les accompagner pour une meilleure protection à terre et de témoigner de leur situation.
Extrait d'un texte écrit par Mathilde Auvillain, Communications Officer pour SOS MEDITERRANEE.
Je croyais savoir…
Voilà un mois et demi que je suis partie en mer et que je n’ai pas eu ma famille au téléphone. Alors que je pose le pied à terre et que j’abandonne derrière moi la silhouette de l’Aquarius dans le port de Catane, la voix de mon père résonne dans ma tête. Il aime répéter que le métier de journaliste est de tout savoir. (..)
Avant d’embarquer sur l’Aquarius le 15 octobre dernier, je croyais donc déjà savoir. Mais au moment du premier sauvetage, j’ai réalisé qu’en fait, je ne savais rien. Que nul ne pouvait imaginer ce qu’il se passait vraiment ici en Méditerranée, au large de la Libye, aux frontières de l’Europe. Que les seuls à le savoir vraiment sont ceux qui étaient passés par là, les réfugiés eux-mêmes, les sauveteurs de SOS MEDITERRANEE, les équipes de MSF notre partenaire à bord, l’équipage de l’Aquarius… et les journalistes embarqués.
Le choc des sauvetages en mer est si fort qu’il ne laisse personne indemne. Les mots nous manquent pour décrire le frisson à la vue d’un canot dégonflé dérivant à l’horizon, les cris désespérés des hommes à la mer, les pleurs terrifiés des bébés que l’on remonte à bord, l’odeur âcre des corps baignés d’essence et salis par les viols et les tortures en Libye. Les mots nous manquent pour décrire cette personne qui expire sous nos mains affairées pour la réanimer, sa dépouille que l’on enfile dans un « body bag », le chagrin désarmant de ses proches et compagnons d’infortune encore hantés par les images du naufrage. Les mots nous manquent pour décrire les larmes d’un homme qui s’accroche à un bout de tissu que lui a confié sa maman et les crises d’angoisse nocturne d’un enfant de dix ans qui voyage seul.
Et pourtant c’est justement ma mission à bord, et l’une des missions de SOS MEDITERRANEE, celle de trouver les mots pour raconter ce qu’il se passe ici. Trouver les mots pour décrire, trouver les mots pour expliquer et faire comprendre pourquoi l’ignorance et le désintérêt sont intolérables, pourquoi l’inaction est inacceptable et pourquoi certaines réponses à ce drame humain envisagées au niveau européen sont coupables.
« Nous avons besoin des médias pour faire changer ça » m’a dit Amir, guinéen, au lendemain d’un sauvetage, en me confiant le récit épouvantable de son voyage et des violences subies en Libye. L’histoire d’Amir, comme celles des plus de 10.000 autres personnes que nous avons accueillies à bord du bateau depuis février, continuent de nous hanter pendant des jours, des semaines. Impossible de faire même semblant d’oublier.
Je croyais savoir, je ne savais rien. Avant de remonter sur l’Aquarius en janvier, une nouvelle mission commence à terre : témoigner, faire savoir. Pour que les citoyens européens sachent ce qu’il se passe aux portes de l’Europe, devant chez eux, aux frontières de l’Humanité.
Mathilde Auvillain